Croissance économique et domination seigneuriale (Xe-XIIe siècle) : notes de lecture.

Publié le par Lionel Breux

 

Objectif : En quoi la période féodale se caractérise par une croissance soutenue qui touche tous les secteurs économiques, à la fois à la ville qu’à la campagne ?

 

 

1.  Quels sont les indices de la croissance économique ?

 

A.  Les facteurs démographiques.

 

  • Xe-XIIe siècle : la croissance démographique est indéniable, mais difficile à chiffrer.

      Selon les hypothèses, la population de la France serait passée de 5 à 9,2 millions d’habitants.

      La natalité n’a pas augmenté, le nombre moyen d’enfants par famille tournant autour de 4-5.

      La mortalité reste élevée, touchant surtout les enfants. L’espérance de vie reste faible, autour de 30 ans.

      Cette population jeune est fortement mobile. Les migrations à faible distance, de village à village, du village à la ville la plus proche forment l’essentiel des déplacements.

 

  • L’essor des productions, agricoles puis artisanales, a été stimulé par une forte demande.

      Celle-ci s’explique d’abord par l’accroissement de la population : il faut produire plus pour nourrir une population plus nombreuse qui fournit elle-même une main-d’œuvre plus abondante.

      La demande seigneuriale a aussi augmenté, contribuant fortement à l’accroissement des productions. En multipliant les cours féodales, l’éclatement des pouvoirs a stimulé locale et accru les dépenses aristocratiques. La construction des châteaux, celle des églises paroissiales stimulent l’économie.

 

B.  Un effort d’équipement.

 

·         Pour répondre à la demande, il faut produire plus.

      L’équipement s’est amélioré grâce à une meilleure maîtrise du fer.

      S’il y a peu d’inventions on constate une meilleure utilisation des techniques connues.

 

·         Dans toutes les régions, l’équipement aratoire s’est amélioré.

      Dans la France du nord, la charrue remplace l’araire.

      La herse complète le travail de la charrue, alors que la houe et la bêche permettent une meilleure préparation du sol.

      La traction s’améliore : dans la France du nord, le cheval remplace le bœuf, grâce à l’utilisation du collier d’épaule.

 

·         Cependant, les pratiques d’amendement stagnent.

      A cause de la faiblesse de l’élevage, on réserve la fumure pour les jardins et les cultures spéculatives et on laisse les terres céréalières se reconstituer par un repos plus ou moins long.

      Dans les régions méditerranéennes, la jachère alterne, un an sur deux, avec les céréales d’hiver.

      Dans les régions du Nord, la rotation triennale progresse, grâce à la diffusion des blés de printemps (avoine) qui alternent avec les céréales d’hiver et la jachère.

 

·         Les XIe et XIIe siècles connaissent une véritable révolution des transports.

      La circulation des marchandises ne cesse de s’intensifier, surtout à partir des années 1060.

      Le réseau routier reste insuffisant, mais l’équipement s’améliore (multiplication des ponts).

      L’essentiel du trafic des pondéreux se fait toujours par voie d’eau, en utilisant le bateau à fond plat.

      Paris et Rouen se développent grâce au trafic fluvial : en 1150, les marchands de Rouen obtiennent le monopole du commerce des vins français exportés par la Seine et celui de l’importation en France des denrées anglaises.

      La multiplication des marchés et des foires facilite les échanges. Dès le XIe siècle, des foires annuelles sont établies dans des villes importantes (Orléans en 1067, Compiègne en 1094).

      Dès le XIIe siècle, les productions locales s’articulent sur un commerce international actif. Les draps flamands sont l’objet d’échanges dans les foires de Champagne qui deviennent le point de rencontre des marchands venus du Nord (Flandre, Artois) et des régions méditerranéennes (Italie).

      La demande de monnaies s’accroît au XIIe siècle, témoignant d’une intégration plus grande de l’économie dans les circuits monétaires. Dans un contexte d’éclatement des pouvoirs centraux, les types monétaires sont nombreux et la valeur des deniers varie beaucoup : celui de Toulouse vaut le quadruple de celui du Puy. On constate alors que se développe un véritable marché monétaire aux mains d’une nouvelle catégorie professionnelle, celle des changeurs : il y a 10 tables de changes à Saint-Quentin vers 1180.

 

 

 

2.  Quels sont les signes de la croissance économique dans les campagnes françaises ?

 

A.  La seigneurie.

 

·         La seigneurie foncière dérive du domaine carolingien, elle est de nature foncière.

      Vers 1100, le censier de Manise, un domaine ardennais de l’abbaye de Brogne, révèle le maintien d’une structure bipartite, associant réserve, manses et quartiers de manses par le biais de lourdes corvées.

      Vers 1135-1150, la nouvelle seigneurie qui se crée à Jourcey dans la Loire n’a pas de réserve : c’est une juxtaposition d’une série de revenus tirés des tenures et des alleux qui viennent d’être donnés au nouveau prieuré.

      La tendance générale qui s’est dégagée depuis l’époque carolingienne est au recul du faire valoir direct associé à la corvée, à la multiplication des petites exploitations paysannes dépendantes et à l’accroissement de la part des redevances domaniales tirées des tenures par rapport aux revenus de la réserve.

      Face à la réserve, les tenures paysannes, appelées censives, sont grevées d’un cens qui constitue le loyer de la terre.

      Progressivement, l’accroissement de leurs dépenses conduit les seigneurs à faire racheter les corvées par les paysans et à remplacer les redevances fixes en nature par des cens en numéraire.

 

·         La seigneurie banale est issue de la dislocation du pagus et de la décentralisation extrême des pouvoirs publics dans le cadre du ressort châtelain.

      La seigneurie banale et les coutumes sont la contrepartie de la protection et permettent aux sires et aux seigneurs banaux de compenser la diminution de leurs revenus domaniaux et de tirer un maximum de profit de l’essor économique.

      La sécurité se paie cher : la taille est le prix de la sécurité personnelle.

      Les corvées pour l’entretien du château, les réquisitions pour l’entretien des milites qui le défendent et le droit de gîte sont le prix de la sécurité collective.

      A partir des années 1060, les sires imposent un surprélèvement sur la circulation des marchandises, sur l’usage des eaux et des bois, et des banalités.

      Les protestations qui s’élèvent contre les mauvaises coutumes mettent l’accent sur le caractère arbitraire des exactions liées à l’appropriation de la puissance publique par les sires.

      Les relations entre seigneurs et paysans se normalisent au XIIe siècle, le plus souvent par une série de compromis entre les volontés villageoises et les résistances seigneuriales.

      Après négociation et discussion, la rédaction d’une charte met fin à l’arbitraire tout en consolidant le régime seigneurial.

 

B.  La domination de l’espace agricole.

 

·         La période Xe-XIIe siècle est marquée par les défrichements.

      Durant la période Xe-XIIe siècle, les ressources de la forêt (cueillette, chasse, élevage, bois minerais) restent le complément indispensable aux productions agricoles et la base d’une grande partie de l’artisanat.

      Jusqu’au XIIIe siècle, les faibles densités de population permettent de réduire les surfaces incultes sans mettre en péril l’équilibre entre la population et les ressources de la forêt.

      On estime qu’en France la superficie des terres cultivées a augmenté de 10 à 15%.

      La conquête des sols s’est d’abord faite par élargissement des terroirs anciens. Les paysans grignotent la forêt seigneuriale.

      La conquête des sols s’est ensuite faite par la fondation de nouveaux villages, à l’initiative des seigneurs. Elles datent le plus souvent du XIIe siècle et traduisent la volonté du seigneur de mettre en valeur et de peupler leurs terres en friche.

      Les moines ont joué un rôle considérable dans le défrichement de la forêt (bénédictins et cisterciens).

 

·         La conquête des sols s’accompagne un réaménagement de l’habitat.

      Dans les régions de vieille mise en valeur, la structuration de l’habitat villageois autour de l’église et du cimetière a commencé dès le VIIIe siècle.

      La fondation de nouveaux centres de peuplement traduit la volonté seigneuriale de mieux contrôler les hommes et l’espace agricole.

      Dans le Midi de la France, l’incastellamento contribue au rassemblement des hommes dans un habitat villageois de type fortifié.

      Ailleurs, les châtellenies sont plus grandes, les châteaux moins nombreux.

 

  • Dans quelle mesure le système seigneurial a permis l’accroissement des productions ?

      Le surprélèvement seigneurial est énorme (40 à 50% des productions paysannes passent aux mains des seigneurs et de ses agents), mais il ne bloque pas la croissance.

      L’intérêt des seigneurs n’est pas d’acculer les paysans au désespoir en les réduisant à la misère, mais de prendre tout ce qu’il est possible de prélever dans les limites du raisonnable.

      L’emprise accrue sur l’espace agricole entraîne un accroissement des productions.

      L’essentiel des parcelles est encore consacré aux céréales, mais la diffusion des céréales de printemps permet le développement de l’élevage.

      La viticulture progresse et offre du travail salarié aux paysans dépourvus d’attelage.

 

C.  Heurs et malheurs de la paysannerie.

 

·         Face au poids du milieu naturel, face aux contraintes de toute nature qui pèsent sur lui, le paysan peut compter sur les solidarités villageoises.

      Au sein du village, les liens familiaux constituent le substrat des solidarités.

      La famille de type conjugal prédominait déjà au sein de la paysannerie dès les IXe et Xe siècles.

      Au sein du village, la famille cherche à tisser des réseaux familiaux et de voisinages.

 

·         Au sein de la communauté villageoise, la dépendance des paysans est devenue plus forte.

      Les paysans travaillent la terre, ils dépendent des guerriers pour leur protection.

      L’esclavage antique a disparu, même s’il est fait mention de mancipia dans les textes de la fin du IXe et du Xe siècles.

      La plupart des esclaves ont été chasés : en Lotharingie, ceux qui n’ont pas de tenure ont une famille, et elle est de type conjugal, comme celle des tenanciers.

      Parmi les tenanciers, il y a les libres (les colons), et les non-libres (mancipia).

 

·         Que deviennent les alleutiers, lorsque les pressions se renforcent ?

      Dans le premier tiers du XIe siècle, les mentions d’alleux sont encore nombreuses.

      Dans le Midi, de la Provence à la Catalogne, ils dominent.

      Dans l’intérieur du royaume, en Berry comme dans les pays de la Charente, mais également dans le Nord, les alleux sont encore nombreux au Xe siècle.

      Partout, l’alleu progresse par voie de défrichement, mais en même temps, il ne cesse de régresser par absorption dans les grands domaines.

      Passées les années 1030-1060, les mentions se font plus rares, ce qui serait le signe de la disparition des paysans alleutiers, consécutive à la mise en place de la seigneurie châtelaine.

 

·         Les difficultés ne pèsent pas également sur tous les villageois.

      Les clivages socio-économiques qui étaient apparus à l’époque carolingienne au sein même du domaine se renforcent encore dans le cadre de la seigneurie châtelaine.

      La levée des coutumes exige un personnel de service étroitement dépendant du seigneur.

      Auprès des sires, on trouve des ministériaux qui remplissent un office auprès de leur seigneur (maire, prévôt, meunier, forgeron…).

      De fait, l’ascension sociale est possible par le biais des ministérialités.

 

 

3.  Quels sont les signes de la croissance économique dans la ville ?

 

A.  La croissance urbaine.

 

·         La période du Xe XIIIe siècles se caractérise par une augmentation du nombre des citadins.

      La ville médiévale se distingue de la campagne par ses bâtiments publics et privés, ses clochers et ses tours.

      Aux XIe et XIIe siècles, la ville médiévale connaît une croissance sans précédent.

      Les villes nouvelles retiennent l’attention : qu’il s’agisse des bourgs monastiques qui se développent autour des monastères périurbains (Saint-Vaast à Arras) et qui sont progressivement intégrés à l’espace urbain, des bourgs castraux autour des châteaux ou encore des créations ex nihilo comme les villeneuves du Nord ou les bastides du Midi (Montauban créée en 1144).

      Les villes existantes se développent aussi, en intégrant progressivement de nouveaux faubourgs dans leurs murailles.

      Dans le royaume de France, Paris connaît une croissance spectaculaire à partir du XIIe siècle.

      La rive droite, presque déserte au haut Moyen Age se développe vite, concentrant les activités artisanales et commerciales, avec ses échoppes, son marché, son port.

      La Flandre s’urbanise rapidement, avec ses grandes villes drapantes : Gand, Bruges, Ypres, Lille, Saint-Omer, Douai et Arras.

 

·         Quelles sont les relations entre la ville et la seigneurie ?

      Les villes nouvelles du XIe siècle ne sont pas nées du grand commercial international, comme le pensait l’historien belge Henri Pirenne.

      Le grand commerce ne crée pas la ville, même s’il détermine largement la hiérarchie des villes.

      La ville médiévale est fille de la seigneurie, nul n’en doute plus aujourd’hui.

      Elle se nourrit de la croissance agricole et fait partie intégrante du monde féodal.

      Une ville comme Saint-Omer, devenue un des pôles commerciaux et artisanaux de la Flandre au XIIe siècle, est née vers 900 du développement lent d’une économie d’échanges liée aux productions agricoles des campagnes environnantes.

      La ville se développe dans le cadre seigneurial.

      Le sol urbain appartient aux seigneurs fonciers qui prélèvent cens et loyers, les habitants relèvent d’un seigneur banal, haut justicier, tout comme les rustres des alentours.

      Comme l’aire de recrutement de la ville est faible (celle d’une grande ville comme Arras n’excède pas 30 à 40 km), les populations urbaines conservent de fortes attaches rurales.

      De nombreux seigneurs ruraux font valoir leurs droits sur les paysans qui sont allés s’installer en ville et monnaient le rachat de leur dépendance.

      Fréquemment, les grandes seigneuries urbaines, c’est le cas de Paris notamment, s’étendent à la fois sur la ville et sur la campagne, ce qui laisse peu de chance aux citadins d’échapper aux contraintes seigneuriales.

 

·         Les Xe-XIIe siècles sont marqués par une lutte pour les libertés et l’autonomie de la ville.

      La mise en place d’un gouvernement urbain était le seul moyen de donner à la ville une personnalité collective et permanente.

      Elles ont pour base les assemblées et conseils, formés de magistrats urbains qui gèrent les affaires de la ville et jugent au nom du seigneur.

      Leur compétence s’étend non seulement sur la ville et ses habitants mais aussi sur sa banlieue.

      La contestation se développe à la fin du XIe siècle, lorsque la ville en expansion prend conscience de son individualité et des pesanteurs que le système seigneurial fait peser sur ses activités et sur ses habitants.

      L’opposition entre les bourgeois qui recherchent les « libertés » nécessaires au bon développement des activités urbaines et les autorités seigneuriales qui veulent maintenir la prééminence de leurs droits a pris des formes diverses.

      La plus achevée est la commune, association jurée des habitants de la ville, tous égaux et décidés à obtenir des autorités seigneuriales libertés et autonomie.

      Le mouvement communal se développe essentiellement dans les villes du Nord de la France.

      Quelques communes se sont révoltées contre les autorités seigneuriales, surtout ecclésiastiques (Cambrai en 1076).

      Les libertés obtenues portent d’abord sur la liberté personnelle, souvent obtenue par rachat.

      Les franchises portent ensuite sur les libertés économiques qui se traduisent par un assouplissement des contraintes seigneuriales sur les marchés des terres et des immeubles et par l’adaptation des banalités.

      La communauté obtient souvent l’autonomie pour régler les conflits qui peuvent naître de la pratique du commerce.

      En luttant pour son autonomie, la ville est devenue une universitas, une personne morale capable de se diriger, de se choisir ses chefs, d’avoir, comme Saint-Omer, cloche, sceau, beffroi et murailles.

      En France, les villes n’atteignent jamais l’indépendance politique, elles ne deviennent pas des cités-Etats comme en Italie.

 

B.  Diversités des activités urbaines.

 

·         La ville développe aussi des fonctions culturelles.

      La cour du prince, celle de l’évêque, le développement des institutions urbaines multiplient le nombre des échevins, consuls, prud’hommes, juges et ministériaux en tous genres qui administrent, assurent la défense et les pouvoirs dans la ville.

      Le nombre des clercs augmente au fur et à mesure que la population augmente.

      L’encadrement religieux progresse, avec la création de nombreux chapitres collégiaux et surtout la fondation de nouvelles paroisses qui structurent les quartiers : le nombre de paroisses à Arras passe de 2 à 9.

      Au XIIe siècle, la fonction intellectuelle de la ville s’affirme avec le développement des écoles.

      La ville est enfin un laboratoire d’expériences architecturales : l’art gothique naît en ville, à Saint-Denis et à Sens.

 

·         L’accroissement des besoins suscite le développement de nombreux métiers, ceux de l’alimentation, de l’habillement, du cuir, de la métallurgie.

      La fabrication et le commerce des draps font la fortune des villes de Flandre.

      Au XIe siècle, les fournitures massives de laines indigènes provenant des zones gagnées sur la mer ont permis le passage d’un artisanat rural et féminin à un artisanat urbain et masculin.

      A partir du XIe siècle, l’importation de laine anglaise accélère la concentration et permet de développer les exportations.

 

C.  Des riches et des pauvres.

 

·         Au XIIe siècle, les échevins des villes du Nord, placés sous l’autorité d’un maire, sont cooptés parmi les riches et les puissants de la ville, après confirmation par l’assemblée des bourgeois.

      Une minorité de bourgeois (le patriciat) a investi les conseils, les échevinages et les consulats ainsi que tous les postes clefs des affaires

      Le clivage qui les oppose aux petits n’a rien de juridique, il est d’ordre économique : ce sont les riches citoyens de la ville, ceux qui possèdent le sol et les maisons.

      Au XIIe siècle, les marchands tiennent le haut du pavé dans les villes, même si un siècle plus tôt ils ne comptaient pas parmi les plus riches citoyens.

      Ce sont les premiers à s’organiser dans le cadre des ghildes, à obtenir des statuts pour leurs confréries.

      Au XIIe siècle, ils investissent la halle, l’échevinage et la charité.

 

·         Au XIIe siècle, on ne peut pas encore opposer le peuple gras au peuple menu.

      Mais le développement de l’industrie et du négoce creuse les écarts sociaux, enrichissant les uns tout en prolétarisant une partie de la population salariée, mal payée et mal logée dans des maisons insalubres.

      En outre, la ville attire les marginaux, les mendiants, les exclus.

      Les aumônes des riches permettent de fonder des collégiales et des hôpitaux qui accueillent pauvres et malades.

 

Régine Le Jan, Histoire de France. Origines et premier essor. 480-1180, Paris, Hachette supérieur, 1996. Pages 168 à 187.

 

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